Annamaria Testani (AT) et Martin Lefebvre (ML)
AT:
Bonjour à tous, bienvenue à cet autre épisode de BNI en bref. Je suis Annamaria Testani, vice-présidente, Ventes nationales pour Banque Nationale Investissements. Aujourd’hui, je suis avec Martin Lefebvre, vice-président, chef des placements et stratège, qui est ici pour parler des différents signaux envoyés à la fois par les actions et les obligations.
Une de mes premières questions, c’est vraiment quelque chose qui est pointu et beaucoup de nos auditeurs aimeraient comprendre. Comment concilier le plus grand choc économique depuis la Grande Dépression avec un marché boursier à peu près stable d’une année sur l’autre ?
ML :
Annamaria, c’est une très bonne question. Je pense qu’on pourrait passer beaucoup de temps sur ce sujet.
À première vue, effectivement, il semble y avoir un décalage entre, d’une part, les rendements obligataires qui sont vraiment bas et qui nous disent que finalement les choses vont vraiment mal. On a juste à penser au taux de chômage à travers le monde pour comprendre que la situation est critique. Si on prend l’exemple des États-Unis, ils ont perdu plus de 20 millions d’emplois au cours des deux derniers mois. D’un autre côté, on a les marchés boursiers, puis lui il a connu une hausse spectaculaire de son indice depuis le creux de mars. Il s’avère que les deux parties ont peut-être raison. Il ne faut pas voir un décalage entre ces deux grandes classes d’actifs.
C’est sûr que d’une manière générale, on regarde toujours les taux d’intérêt et les prix des matières premières comme étant davantage liés à l’économie, ce qu’on appelle parfois Main Street dans le jargon financier. C’est pour ça que je ne suis pas surpris de voir qu’en raison des fermetures forcées – le COVID a fait en sorte que l’économie s’est complètement refermée – a eu un impact marqué sur la croissance économique, et donc de voir les rendements obligataires se maintenir autour de valeurs planchers alors que les prix d’énergie aussi sont en forte baisse depuis le début de l’année, pour moi, il n’y a rien de surprenant.
AT :
Ce que vous venez d’expliquer, ce que je comprends bien, a beaucoup d’allure pour tout ce qui est revenu fixe, mais les actions ne sont-elles pas également liées à l’économie ?
ML :
Absolument, t’as raison, et ça se fait via l’impact sur les bénéfices des entreprises, et c’est ce qui préoccupe les gens à Wall Street et à Bay Street à Toronto en ce moment. Il ne faut pas oublier non plus que le marché boursier est lié aux questions d’attentes des marchés, on forme des attentes et on veut voir de quelle façon tout va se réaliser. Si vous vous souvenez bien, la période d’incertitude dans laquelle on se retrouve a aussi commencé par une correction spectaculaire des principaux marchés boursiers dans le monde. Je donne juste un exemple, le S&P 500 a perdu près de 35 % de sa valeur en quelques semaines seulement. Là on se questionne sur le rebond, qui s’est fait avec pratiquement autant de vitalité, mais il y a quand même des éléments qui font en sorte que ce rebond peut être expliqué.
La première chose, c’est qu’il y a eu des mesures fiscales et monétaires sans précédent qui ont été prises de façon concertée dans le monde entier. Donc ça, c’est la première chose. La deuxième chose, c’est que depuis que les marchés ont rebondi, il s’est formé un peu un espoir que toutes les mesures de confinement ont fonctionné et vont entraîner une réouverture assez rapide des économies. On mise beaucoup là-dessus, il y a un élément d’espoir, ce qui devrait faire en sorte que les entreprises qui sont très touchées pour le moment devraient rebondir en 2021. Et je pense que c’est là-dessus que les entreprises capitalisent.
Mais, pour moi ce n’est pas l’ensemble de l’histoire : il ne faut pas oublier non plus que les indices boursiers sont des agrégats et il y a toujours des gagnants et des perdants. Ce qu’on sait, c’est que les actions qui ont été les plus touchées par la pandémie – on parle des compagnies aériennes, les croisières, les hôtels, tout ce qui est touche soit au transport, au tourisme – ont réussi à rebondir quelque peu depuis le creux, mais restent excessivement touchées par tout ce qu’il se passe. On se comprend bien, il n’y a pas grand monde qui ont envie de voyage a moment où on se parle, mais d’un autre côté, tout ce qui est lié aux titres technologiques, qu’on parle des médias sociaux, de communication ou même des achats en ligne, sont vraiment florissants et deviennent très prospères pour ces entreprises dans cette période de confinement où on se situe. Donc ça, c’est très positif.
Ce qu’il faut savoir aussi c’est que le leadership se fait encore par les secteurs qui sont considérés défensifs. On pense au secteur de la santé et évidemment, je n’ai pas besoin d’expliquer pourquoi.
Donc, dans l’ensemble, comme tu peux voir, les actions n’ont pas un sentiment de complaisance total par rapport à la situation. Et je pense que beaucoup de choses ont été mises de l’avant pour faire en sorte que le marché rebondisse. Il reste beaucoup d’incertitude, et c’est pourquoi les actions n’ont récupéré que la moitié de leurs pertes depuis le sommet.
AT :
Merci beaucoup pour cette explication. Ça m’a quand même éclairci beaucoup de choses. Une chose que j’aimerais savoir un petit peu plus : lorsque tu parles d’incertitude, c’est une expression qui peut être différente pour différentes personnes. Qu’est-ce qui te vient à l’esprit quand vous parlez de l’incertitude ?
ML :
D’abord, les données économiques, on les a vus : les chiffres sont excessivement négatifs et probablement qu’ils vont continuer à se détériorer. À ce jour on a eu des chiffres sur le PIB, entre autres, premier trimestre, comme je disais tout à l’heure, le gros noyau, si tu veux, c’était plus au printemps donc les chiffres vont être encore très mauvais.
Je te dirais qu’il y a une partie de ça qui est déjà escomptée, donc le marché s’attend à voir des chiffres qui sont négatifs. À moins que ça soit vraiment négatif, encore là, il faut se questionner quelle façon les marchés vont réagir parce qu’eux ils s’attendent à ce que davantage soit fait sur le plan fiscal. C’est comme si le plan fiscal rebondit dans l’optique qu’il va avoir encore un ralentissement fiscal qui va se faire. Mais le risque ici c’est que si les gouvernements ont été très rapides à ouvrir les robinets, ils pourraient être plus réticents à le faire face à des déficits déjà astronomiques. Il y a un autre risque, c’est qu’on s’en va en élection aux États-Unis donc il va falloir voir comment ça va jouer si les démocrates et les républicains vont tirer la couverte de leur côté.
Il y a un risque aussi qu’il y ait une deuxième phase au niveau du COVID-19. Si jamais les économies rouvrent trop rapidement, comme cela semble avoir été le cas lors des autres pandémies passées, à cet effet, il n’y a pas eu tant que ça sur lesquelles on peut se baser. Ce fut certainement le cas lors de la grippe espagnole il y a 100 ans. Pour l’instant, les marchés, à mon avis, ne semblent pas trop préoccupés par ça, qui semble découler de ce qu’on peut observer parce qu’il y a aussi un risque, puis celui-là est positif, qu’il y ait une course au niveau des soins de santé qui fasse en sorte qu’on découvre un médicament qui va aider à soulager la maladie, qui va faire en sorte que les hôpitaux ne déborderont pas, ou mieux, qu’un vaccin voit le jour plus tôt que d’habitude. Habituellement, ça prend 12 à 18 mois avant qu’un vaccin se développe, mais il y a tellement un effort concerté qu’il se pourrait que ce soit un petit peu plus rapide et ça fasse en sorte d’atténuer les risques d’une deuxième phase. C’est là-dessus que les marchés se situent pour le moment.
AT :
On y va par phase. On avait une première incertitude lorsque personne ne savait c’était quoi la COVID, mais là maintenant c’est la réaction, et les mesures qu’on va mettre en place, comment ils vont réagir, qu’ils portent une certaine incertitude dans le marché.
Martin, tu as mentionné « des mesures fiscales et monétaires sans précédent dans le monde entier ». Concernant ces mesures fiscales, peux-tu nous donner un ordre de grandeur de ce qu’elles représentent ?
ML :
Annamaria, c’est colossal. Qu’on parle du Canada, des États-Unis ou de l’Europe, ce sont des déficits qui se situent aux alentours de 10 % du PIB, je dirais, en moyenne, et ceci représente les taux de déficits les plus élevés depuis la Seconde Guerre mondiale. Ce qu’on sait aussi, c’est que les économies aujourd’hui sont beaucoup plus grandes qu’elles ne l’étaient dans les années 40, ce qui fait en sorte que, dans des termes nominaux, ce sont les déficits les plus importants jamais enregistrés. Aux États-Unis, à environ 12 % du PIB, il s’élève à plus de 3 000 milliards $ US déjà et, comme mentionné précédemment, il pourrait être nécessaire d’en faire plus. Donc c’est vraiment colossal.
AT :
Ce sont quand même des gros chiffres. Mais qui va payer pour tout cela ?
ML :
C’est la grande question, et je ne suis pas certain que nous ayons le temps d’entrer dans les détails, ici, mais je veux dire simplement ça. Numéro un : il fallait faire quelque chose. C’est inutile de penser aux dégâts que l’eau va faire, si on n’arrive pas à éteindre le feu d’abord. Comme on a tendance à considérer les déficits ou la dette en pourcentage du PIB, de façon où on puisse se comparer à d’autres économies, ne rien faire, ça veut dire que le dénominateur de ce ratio (qui est le PIB), va se contracter encore plus. Donc ça veut dire que notre ratio qu’on regarde pour être capable de se comparer d’une économie à l’autre allait s’aggraver de toute façon. Si on ne faisait rien, on courrait le risque d’entrer dans une phase de dépression majeure, comme celle des années 30 et ça nous aurait pris beaucoup de temps pour s’en sortir.
La deuxième est que : tout le monde se trouve à peu près dans une situation similaire à celle qu’on vient de décrire pour les États-Unis. Si c’était juste les Américains qui s’endettent puis que le reste du monde va bien, sur une base relative, ceci aurait été désavantageux pour les États-Unis, ayant un effet sur l’économie, le taux de change. Ceci ne risque pas arriver : sur une base relative, tout le monde est à peu près dans le même bateau.
Troisième point, c’est que les taux d’intérêt de court terme, même les taux d’intérêt de long terme sont près de 0 %. Jamais dans l’histoire de l’humanité il n’y a eu de meilleur moment pour s’endetter. Donc, ça, c’est une chose.
Et finalement, pour répondre à ta question, la probabilité est que personne ne remboursera jamais cette dette. On a des banques centrales qui sont là qui procèdent à l’assouplissement quantitatif, ce qu’on appelle le fameux QA en anglais, et tant que les gouvernements vont émettre de nouvelles obligations pour payer les anciennes, et continueront à faire tourner la roue, tant que les banques centrales sont là, il va avoir un acheteur qui va permettre de faire ça puis de s’assurer que les gouvernements vont pouvoir s’endetter à des taux qui sont relativement adéquats, c’est-à-dire très bas.
Si nous finissons par nous remettre sur nos pieds, certains gouvernements à moment donné pendant une période électorale vont vouloir parler de rectitude fiscale, mais… parler de taxes aux États-Unis en autre, mais aussi ailleurs dans le monde, ça prend énormément de courage. Je ne pense pas qu’on en soit là pour le moment ; ce n’est pas quelque chose qu’on va voir de sitôt Il y a un risque aussi lié à l’inflation qui peut être problématique, mais encore une fois c’est un tout autre sujet et je pense qu’on aura amplement de temps pour en parler plus tard.
AT :
Parfait, c’est un rendez-vous certain, Martin. Merci beaucoup et merci surtout d’avoir été avec nous et à la prochaine.